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Fable péi

 

Il y a longtemps, très longtemps, les chiens vivaient en bonne intelligence avec les hommes. Chacun rendait service à l’autre, chacun respectait l’autre.

Dans chaque maison, vivait une famille de chiens, des noirs, des bruns, certains au pelage tacheté, d’autres d’un beau roux. Ce n’étaient que joyeux aboiements quand les hommes rentraient, que caresses et mots d’affection. 

Au fil du temps, les familles de chiens s’agrandirent, celles des hommes aussi. Les maisons restèrent toujours aussi petites. La place manquait. Les humains s’entassèrent entre les murs, les chiens s’égrenèrent dans les jardins.

Chaque année, c’était pire encore. Le nombre de chiens en vint même à dépasser celui des hommes qui ne parvenaient plus à gérer la situation. Trop de bouches à nourrir, il fallait prendre une décision. Peu à peu les écuelles se vidèrent, puis elles disparurent. Les paroles affectueuses laissèrent place à des grognements, parfois à des jets de pierres.

Les chiens ne comprenaient plus rien. Ils s’étaient attachés aux hommes, ils aimaient jouer avec les enfants, ils se sentirent rejetés, abandonnés. Qu’avaient-ils fait pour mériter un tel sort ?

Ils restèrent tout d’abord près des maisons, espérant que cette folie s’amenuise. Mais rien ne changea. Plus un regard, plus un mot.

Affamés et il faut le dire, en colère, les chiens partirent se réfugier dans les forêts. Ils survécurent tant bien que mal. Le soir, ils se mettaient à hurler en chœur, ils criaient leur faim, leur solitude et leur ressentiment. Chaque nuit, leurs appels plaintifs se répandaient de crêtes en vallées, de champs en villages.

Les hommes, exténués par ces clameurs, tinrent conseil. 

— Et si nous allions les abattre ? proposa un éleveur.

— Et si nous installions des pièges ? énonça un autre.

Chacun y allait de sa suggestion, toutes plus féroces les unes que les autres. On entendit même le mot d’extermination.

La situation était grave, très grave. Les hommes discutèrent longtemps, essayèrent tous de faire prévaloir leur solution, mais comme souvent dans ces cas-là, aucun ne fût écouté par les autres.

Il s’ensuivit un beau désordre. Les hommes se querellaient à longueur de journée, les chiens hurlaient à longueur de nuit. L’existence des uns et des autres devint vite effroyable. Les chiens, ressentant cette animosité grandissante, s’approchèrent des maisons, tous crocs sortis. Les hommes se sentirent menacés par leurs anciens compagnons. La vengeance était dans l’air.

Les chiens affamés pillèrent les garde-manger, ils poursuivirent les hommes qui voyageaient seuls, ils semèrent la terreur. Plus personne n’osait sortir le soir, plus personne ne s’aventurait dans les sentiers sans être équipé d’un lourd bâton, ou pire encore d’un fusil. 

Des mois, des années passèrent. Rien ne changea. 

Les chiens, en ayant assez de ces différends, décidèrent alors d’être plus sages que les hommes. Ils ne s’approcheraient plus des habitations, ils s’enfuiraient en entendant les pas des humains. Ainsi, au moins, ils auraient la vie sauve. Peu à peu, ils s’organisèrent, trouvèrent refuge au beau milieu des vastes forêts. 

La colère des hommes se calma, ils en oublièrent presque les chiens.

Jusqu’au jour où une terrible éruption volcanique dévasta forêts et villages. La lave, imperturbable, grillait tout sur son passage. Plus un arbre, plus une maison, plus une route, ce n’étaient que ruissellements rougeoyants, que cendres fumantes. 

Tous fuyaient, tentant d’échapper à ce fléau. 

Lorsqu’ils furent suffisamment éloignés des coulées de lave, les hommes se réunirent.

Assurément, la terre leur envoyait un message. Elle abattait sa colère contre eux. Jamais encore ils n’avaient vu une telle furie. Apeurés, aucun ne se sentait pourtant responsable, ils cherchaient chez leur voisin la raison de ce courroux. Ce ne furent que regards de méfiance, querelles pour des broutilles.

Les chiens, bien au contraire, s’unirent davantage encore. Ils se rassemblèrent en une immense meute, prirent soin de leurs petits. Les mâles adultes et les femelles unirent leurs efforts pour surveiller la venue d’un quelconque danger. Ce fût un modèle de société. Les plus anciens faisaient part de leur expérience, les plus jeunes proposaient des innovations, et tous ensemble ils décidaient. Leurs lois étaient simples, efficaces, personne n’y contrevenait. La survie de leur espèce était en jeu, ils ne se seraient pas risqués à la fragiliser par des querelles de pouvoir.

De loin ils observaient les hommes et s’aperçurent que la soi-disant sagesse humaine était bien précaire. Ils assistèrent à des rixes, des complots. L’insécurité gagnait les villages. Certains s’assemblaient pour nuire à d’autres qu’ils pensaient responsables de la colère du volcan. Le moindre accroc servait de prétexte : un enfant indûment giflé, un outil oublié dans un potager, un mur de maison qui s’effondrait, tout était devenu signe d’affrontement pour ces hommes aux abois. 

Dans leur for intérieur, les chiens souriaient. La voilà leur vengeance ! Ces hommes qui ne pensaient qu’à eux, incapables d’affection pour d’autres qu’eux-mêmes, incapables d’écouter et de comprendre, étaient bien punis ! Ils s’en réjouirent tout d’abord, puis, voyant la détresse grandissante de ces humains, ils décidèrent tous ensemble de leur venir en aide. Ce ne fût pas chose facile, ils avaient encore peur, malgré le temps passé, que les hommes les reconnaissent et ne les chassent de nouveau.

Un jeune chiot trouva une solution qui convint à ses congénères. Ils apporteraient en secret de la nourriture aux hommes. Ceux-ci croiraient sans doute que la terre leur offrait ces présents et avait calmé sa colère envers eux. 

Ainsi, chaque nuit, de petites troupes de chiens vinrent déposer un lapin, un oiseau, près d’une maison. Au matin, les hommes découvraient ces cadeaux. Ils supposèrent tout d’abord que leurs proches voisins tentaient ainsi de les amadouer, ils les regardèrent alors avec moins d’animosité. Les sourires, le dialogue, revinrent entre villageois. Peu à peu, la paix se réinstaura, au gré des présents constatés chaque jour. Personne ne s’enquit de leur provenance, chacun préférant rester dans le doute. La tranquillité, pensaient les hommes, passait par cela. 

 

Un matin, le jour n’était pas encore levé, un jeune garçon sortit de sa cabane. Il surprit un chien tenant dans sa gueule un lapin dodu. Le quadrupède, tout aussi étonné, lâcha le petit animal aux pieds du jeune homme.

Les matins suivants, pour en avoir le cœur net, l’adolescent se cacha dans des buissons. Il vit alors se renouveler le manège des chiens.

Il décida d’en faire part à son grand-père, réputé pour sa sagesse.

— Les chiens nous donnent une belle leçon de vie, murmura ce dernier lorsqu’il eut entendu ce récit. Punir, rejeter et humilier ne donne jamais de bons résultats. Nous avons cru que la terre se vengeait de nous, c’est notre colère seule, notre égoïsme, qui ont contribué à notre perte. Ces chiens que nous avons chassés sont plus intelligents que nous. Ils n’ont pas besoin de paroles vaines pour nous montrer leur pardon. Faisons part de cela à nos voisins. 

Les hommes, en entendant ce qui leur semblait une fable, réfléchirent du plus profond de leur cœur. Cela ne leur était pas arrivé depuis bien longtemps, quelques-uns eurent du mal à se frayer un chemin jusqu’à leur conscience.

Certains plus vifs que d’autres, prirent rapidement conscience de leur méchanceté. Ils décidèrent de changer d’attitude. 

Les chiens, qui continuaient à venir chaque nuit près des maisons, trouvèrent alors des présents qui leur étaient destinés : une coupe de lait, quelques os de poulet. 

Peu à peu, les paroles ressurgirent entre ces deux espèces. Certains chiens revinrent au plus près des hommes, d’autres, aimant par-dessus tout leur liberté, restèrent à vagabonder. 

Les chiens péi que l’on aperçoit aujourd’hui sur les routes sont leurs descendants. Si vous les croisez, pensez à ce qu’ils ont fait pour nous, humains, laissez leur quelque reste. Et souvenez-vous que l’entraide est meilleure conseillère que la colère. 

Extrait de Couleurs péi 

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