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Etincelle

Pour les 8/10 ans

Les cerisiers étaient en fleurs. Des nuées de pétales rosissaient le ciel, suivaient les moindres méandres de la brise matinale.

Près de la rivière, adossé à un saule, un vieil homme.

Il venait de loin, à n’en pas douter. Son visage basané, son regard mélancolique, tout démontrait que son voyage avait été long.

Il était là depuis deux jours au moins, presque immobile contre l’appui de l’écorce. Quelques enfants venus pêcher s’étaient étonnés de sa présence. 

— Tu le connais ? demanda un petit garçon joufflu à son compagnon de jeu.

— Je ne l’ai jamais vu, je ne sais même pas chez qui il habite… répondit le garçonnet en haussant les épaules.

Bien plus attentifs à leurs appâts qu’à cet étranger, les deux enfants détournèrent leur regard et allèrent se poster sur un coin d’herbe longeant la rive un peu plus bas.

L’homme les avait vus. Son regard attentif avait suivi leurs pas. Il ne bougea pas, préférant attendre un moment plus opportun. Il avait le temps. Plus rien n’était urgent maintenant. Il savait que quoi qu’il advienne, c’est ici que son destin chancellerait. Mais pas seulement le sien.

Alors que le clapotis de l’eau était troublé par les exclamations des jeunes garçons, une fillette s’approcha à son tour de la berge.

Elle avait une dizaine d’années, marchait à pas menus, posant délicatement ses pieds sur l’herbe tendre. Attentive au frôlement d’aile des insectes, à la corolle épanouie des fleurs des champs, elle n’avait d’yeux que pour les coccinelles, les papillons et les bourgeons, rien d’autre n’existait au monde.

L’homme s’était rendormi.

Les pas de la fillette la portèrent près du saule où il s’était appuyé. Elle sursauta. Il n’y avait jamais personne ici, c’était sa cachette préférée et voilà qu’aujourd’hui les branches ondulantes abritaient un étranger. Sans bruit, la fillette se mit à genoux. Pas un sourire ne venait éclairer sa tendre frimousse. Seuls ses yeux noirs apportaient une touche de vie à son menu visage. 

Elle attendit.

Des étrangers, elle n’en avait pas vu souvent. Peu se risquaient dans ce hameau perdu au fin fond d’une vallée sauvage. Qu’y seraient-ils venus y chercher ? Aucun sentier de randonnée ne passait à proximité, les maisons étaient aussi rudes que les parois abruptes de la montagne au pied de laquelle elles nichaient.

La fillette resta immobile, longtemps. 

Un œil qui s’ouvre à demi, un imperceptible mouvement de la main. L’homme s’éveilla. La fillette était toujours agenouillée près de lui. Il la vit et referma aussitôt son regard. Il le reconnaissait bien ce signe, cette tension impalpable qui vous étreint, qui suspend votre souffle. Machinalement, sa main caressa la pierre bleue qu’il portait à son cou. Etait-ce elle qui l’avait guidé jusqu’ici ? Le sablier de l’existence ne lui avait pas laissé le choix de son errance. Il s’était laissé porter par son instinct. Et là, maintenant, il savait. Il savait que ses pas n’avaient pas été vains, que c’est ici que sa route s’achèverait, que sa quête enfin se dénouerait.

Il ne lui manquait pourtant pas grand-chose, un mot, un seul mot à partager, mais au pouvoir infini. A plusieurs reprises il était apparu, et à chaque fois, l’homme avait pensé que son chemin arrivait à son terme. Mais rien… la pierre bleue autour de son cou était restée muette.

Jusqu’à ce jour. 

Il ouvrit les yeux. Lentement, en laissant filtrer une douceur sans pareille entre ses paupières. 

— Bonjour ! murmura-t-il.

— Bonjour ! lui répondit la fillette. Je ne te connais pas et pourtant tu me sembles familier. Qui es-tu ?

— Mon nom importe peu. Chacun selon sa langue m’appelle différemment. Mais c’est toi que je cherchais.

— Moi ? Comment le sais-tu ?  

— Mon cœur me l’a dit, il ne se trompe jamais.

— Et pourquoi me cherches-tu ? Je n’ai rien d’extraordinaire, je suis une fillette, un peu trop rêveuse… très solitaire aussi. 

— C’est exact, sourit le vieil homme. Et c’est justement de quelqu’un comme toi que j’ai besoin, même si tu ne le sais pas encore.

— Je n’ai pas de trésor à te donner. Ce sont mes rêves qui me sont les plus chers, et je ne crois pas qu’ils puissent être offerts à quelqu’un !

— Je ne me suis pas trompé, c’est bien toi, pourtant, qui vas m’apporter ce qu’il me manque. 

— Aide-moi, que voudrais-tu ? Si je puis te donner quoi que ce soit, ce sera avec joie, répondit la fillette. 

— Approche-toi. Tu as vu cette pierre autour de mon cou ?

— Oui, elle est belle, mais je la trouve triste, je ne sais pas pourquoi, mais je ressens de la peine en la regardant.  

— Tu as raison. C’est pour cela que je suis venu jusqu’à toi. Toi seule, je le sais, pourras lui redonner de l’espoir.

— Redonner de l’espoir à une pierre ? Es-tu sérieux ? Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi bizarre… 

Le vieil homme sourit. Plus légèrement encore que le murmure du vent, il poursuivit.

— Dans mon pays, très loin d’ici, je donnais du rêve à qui en avait besoin. Par la douceur et la tendresse de mes mots, je ramenais la vie chez ceux qui avaient perdu espoir. Jusqu’au jour où ma voix s’est tarie. Mon enfant, mon espérance, celle qui inspirait la joie de mes histoires, celle qui illuminait mes jours… a disparu. Depuis, plus aucune parole n’a franchi les rives de mon cœur. Toutes sont restées enfouies. La pierre bleue qui jusqu’alors éclairait mon âme s’est ternie. Mais une nuit, en songe, mon enfant m’est apparue. Elle savait qu’une parole attendait d’être libérée, loin, très loin. Elle m’a demandé de partir à sa recherche. Je saurai, m’a-t-elle dit, lorsque je l’aurai trouvée. 

La fillette écoutait. Elle posa ses doigts fins sur la pierre.

— Belle pierre triste, je suis là.

Le vieil homme commença alors :

— Je suis libre, je suis impalpable, je réchauffe les cœurs engourdis, je suis…

— Une étincelle de vie, sourit la fillette.

Sous ses doigts, elle sentit une exquise tiédeur envahir lentement sa main, cheminer le long de ses bras avant d’inonder son cœur de tendresse.

— Tu es celle que j’attendais, lui dit le vieil homme. C’est toi désormais qui redonneras espoir et rêve. Laisse tes idées jaillir, partage la douceur de ton regard au travers de tout ce que tu écriras. 

Il défit le lien tressé autour de son cou et l’enroula autour de celui de la fillette. La pâle lueur bleue devint plus vive.  

— Cette pierre est désormais à toi. Elle renferme tous mes songes, ils se mêleront aux tiens et l’étincelle qui en jaillira fera naître des contes qui parcourront le monde. Tous ceux qui liront tes histoires verront leur vie transformée, car grâce à toi, ils prendront conscience que la force des mots est bien supérieure à celle des cris, assura le vieil homme avant de reprendre son chemin. 

La fillette ferma les yeux, elle laissa entrer en elle mille et un personnages, mille et une images. Et depuis ce jour, c’est sous ce saule que son imagination court au gré du vent. Et si les idées lui font parfois défaut, il lui suffit d’effleurer la pierre bleue, l’âme du vieil homme vient alors aussitôt vivifier la sienne. Elle ressent alors en elle des fils entrelacés. Comme des cordes frottées aux mots qui laissent apparaitre le cœur de leurs fils de chanvre, ceux qui depuis toujours ont gardé intacte la fraîcheur de leur âme.   

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